Me mettre en retrait, écouter des voix, embrasser des images, apprendre, découvrir, rire et frémir. Lire.
Des livres, des livres partout, aussi loin que mes souvenirs refluent. En piles énormes sur la table de chevet de ma mère qui semblait envahie d’une telle félicité quand, chaque soir, elle se calait dans son lit contre un amoncellement d’oreillers et reprenait le fil de sa lecture. Des romans, toujours des romans. Et partout dans la maison jusque sur les marches de l’escalier. Sur le bureau de mon père. Il les étudiait avec une immobilité et une concentration extrême qui me faisait traverser la pièce sur la pointe des pieds. Ceux des bibliothèques, belles reliures bleues, rouges, noirs sombres, titres en lettres dorées, rangés comme des soldats en formation serrée, dans l’attente, hors de portée de mes doigts d’enfant. D’autres encore, posés à dessein sur un secrétaire, un dessus de cheminée, sur une console exhalant une bonne odeur de cire. Certains de ceux-là étaient fermés, intimidants, Le grand livre des morts de l’ancienne Égypte, le Si Yeou Ki à la couverture noire couverte d’idéogrammes chinois blancs ; d’autre étaient ouverts, un Journal de voyage à Samarcande, un récit de bâtisseurs de cathédrales.
Et puis des livres, rien qu’à moi, les tout premiers découpés selon la forme du personnage dont ils racontaient l’histoire -une souris, une étoile- Plus tard des livres de contes, surtout des livres de contes. Lus, respirés, caressés pendant de longues heures. Le bonheur de la lecture, je l’ai éprouvé avant même d’apprendre à lire. J’entends encore les chaudes modulations de la voix de ma grand-mère qui me lisait les aventures de Paul et Virginie les soirs d’été. Je me souviens d’un grand livre de contes chinois où une déesse de la pluie, assise dans un carrosse constellé de pierreries posé sur un nuage, puisait dans un grand chaudron l’eau qu’elle déversait sur la terre, et de Momotaro, l’enfant des pêches dans le grand livre des contes du Japon. Ils sont tous là, présents encore, m’ont construite, me constituent. Tout comme les larmes d’adolescente versées lorsqu’Anna Karénine se jetait sur la voie de chemin de fer, le malaise étouffant du nénuphar qui poussait dans le poumon de Chloé et les anges qui entrouvraient les portes après la Mort des amants.
Parfois le livre me demande un effort premier, le seuil n’est pas toujours de plein pied, la lente journée de Mrs Dalloway. Dans d’autres, je suis instantanément saisie, happée, captivée, Kafka sur son rivage. Par dessus tout j’aime cette frontière, ce point de non retour, ce moment où je ne peux plus m’arrêter, où tout autre désir s’efface, où il faut absolument aller au bout. Et toute interruption est une souffrance, je ne pense plus qu’à cela, Le maître et Marguerite. Quand mes yeux avalent enfin le tout dernier mot, un grand vide se fait. Je voudrais remonter le temps. Comme lorsqu’enfant je me donnais un âge plus avancé que le mien et réalisais, bien des années plus tard, le bien-être de ce temps à présent révolu.
Et que dire des premiers émois avec l’Amant chinois de Chochen, du sourire du chat du Cheshire qui absorbe en disparaissant l’angoisse des situations absurdes, de la course folle du Bouzkachi dans la steppe avec les cavaliers, laissant loin derrière moi les soucis ?
Lorsque je lis, je suis libre. Libre d’aller à mon rythme, de revenir sur mes pas, libre d’aller voir le dernier mot quand je n’en suis qu’à la page 50 et puis d’y renoncer. Libre de peindre paysages et visages avec mes propres couleurs, libre de relire les mêmes livres dix ans après.
Lire c’est encore échanger, correspondre, s’enflammer. Existe-t-il, en effet, quelque chose de plus délicieux que de partager le goût, l’enchantement, l’étonnement qu’un livre a pu vous donner ?
Lire, se faire du bien. Mon quotidien.
Paris, février 2015