Le réveil du chat

Tu étires tes pattes avant en basculant légèrement sur le côté et t’appuyant plus encore sur sa hanche, monticule de drap délicieusement tiède. Tu ouvres un œil, la pièce baigne encore dans une demi obscurité qu’accentue le halo jaune du réverbère dans le rectangle de la fenêtre.

Tu écoutes sa respiration régulière, pfffft, elle dort encore. Tu te laisses glisser sur le sol de terre cuite et remontes sur le lit par le côté en y enfonçant tes griffes. Tu promènes ta truffe sur son bras nu, rien. Elle fait semblant de dormir, penses-tu, alors tu mordilles doucement son épaule.
Ça y est, tu l’a réveillée, elle va se lever et remplir ton assiette de croquettes toutes neuves…
Mais non ! Elle grommelle, te soulève et te repose plus loin sur le lit. Bon, tu décides de fermer les yeux, de dormir encore un peu, tu feras une autre tentative dans un moment. Dehors, les oiseaux ont commencé leur sarabande, tes pattes frétillent, tes moustaches se trémoussent, dans ton rêve tu es en embuscade pour tenter d’en attraper un.

Le jour pâle envahit la chambre et anéantit ta vision de grand chasseur, tu t’étires à nouveau, cette fois toutes les pattes, longuement. Tu roules d’un côté, puis de l’autre et bailles en découvrant tes petites dents pointues en ogive autour de ta gorge rose.
Elle est réveillée, enfin ! Elle se lève et tu bondis entre ses jambes, frottant ta fourrure blanche sur ses mollets, la précédant, revenant vers elle, tournant autour de ses pieds — elle adore ça. 

Au lieu de se diriger vers la cuisine, elle va là où le carrelage est glacé et s’assied. C’est tous les jours la même chose, elle ne comprend donc rien, ce n’est pourtant pas faute de le lui expliquer : tu as FAIM !
Quand elle revient dans la cuisine, elle commence par ouvrir un tiroir pour en sortir un bol, pas le tien, et met en route la machine qui fait un bruit infernal et répand dans l’air une odeur âcre et chaude.
Tu te roules à ses pieds, elle dit :
– oh mon merveilleux, mon magnifique chat ! — tu adores ça.

Enfin, elle prend dans un autre placard ton sac de croquettes et en verse un peu dans ton bol. Tu fais le dédaigneux, tu t’assieds, pas trop loin quand même, et lui tournes le dos en regardant au loin d’un air absent. Dès qu’elle a tourné les talons, tu plonges le museau dans les croquettes en en faisant tomber à côté, ça lui apprendra. 

Elle se recouche, avec son café et son appareil-lumière où des formes colorées apparaissent, tu l’accompagnes et marches sur les touches, ça la contrarie. Tu viens te blottir contre elle et retourne à ton rêve de grand chasseur.

Dans tes petites oreilles pointues entrent les murmures du vent, du merle qui sautille sur la branche, du chat noir qui frôle le mur dehors.  Ça te démange, il faut que tu sortes. Tu sautes sur le divan sous la petite fenêtre et y appuies tes pattes de devant. Elle fait mine de ne pas te voir, alors tu la regardes fixement et pousses un long gémissement qui la fait soupirer puis se lever pour t’ouvrir la fenêtre. Le rebord, la terre, la bonne odeur d’herbe, le froufrou du merle qui s’enfuie, tu suis la trace du chat noir en franchissant d’un bond léger le mur de pierres vers le jardin voisin, abandonné, touffu à souhait. 

Une belle journée commence…

Tu es à l’affut, le chat noir a disparu mais des oiseaux sautillent, tous proches. Tu jaillis d’un fourré d’agapanthes…zut, encore manqué. L’autre chat est revenu, tu le suis, il te suit, vous courrez comme des fous puis restez l’un en face de l’autre, dans une flaque de soleil, pattes repliées sous le corps, en observation.
Tu te lasses, une lumière s’allume dans ta petite cervelle : ne serait-ce pas l’heure de ta sardine ?  Tu files dans la maison, en passant par la chatière, cette fois pas de temps à perdre… Elle est encore au lit et ses doigts tapent sur le clavier, ça fait un petit crépitement comme sur les vitres là-haut quand vient la pluie.

Alors il faut tout recommencer, en espérant que cette fois elle comprendra plus vite… Tu sais qu’elle sait que tu sais qu’elle a bien envie de s’interrompre pour se faire un deuxième café — tu n’y as jamais gouté mais tu imagines que cela doit être quelque chose de délectable vu l’empressement qu’elle met à répéter les mêmes gestes tous les matins pour remplir SON bol sous la machine qui vrombit. 

Barbara, Île-aux-moines, 2023