Calendrier de l’avent 2023 / 24 visages #10


Du 1er au 24 décembre, chaque jour un visage .
Comme le soulignait Daniel Arasse, 
« le portrait est inévitablement une méditation sur le temps ».
Ce temps de l’avent — du latin adventus : avènement, arrivée du Messie — représente la période qui couvre les quelques semaines précédant Noël.
Que l’on soit croyant ou pas, c’est un moment particulier dans l’attente du solstice d’hiver où le mouvement repart en direction de la lumière.
Une lumière intérieure affleure dans les regards de ces 24 visages choisis dans l’histoire ancienne et contemporaine de la peinture et de la photographie, parce qu’ils m’ont émue, fascinée, captée.

Françoise Gilot et Pablo Picasso à Vallauris, vers 1952, photographie de Robert Doisneau

« […] Un visage aux traits doux, des yeux qui semblent pétiller en permanence, une profondeur dans le regard, d’épais cheveux qu’elle laisse libres ou qu’elle noue savamment dans des coiffures à la mode. Françoise Gilot a vingt-et-un ans lorsque son destin croise celui de Pablo Picasso.
C’est le joli mois de mai, année 1943. Ce soir-là, elle entre avec une amie dans un restaurant où il se trouve aussi, en compagnie de Dora Maar, sa compagne du moment.
Il l’invite à venir le voir, lui et son travail. Elle se rend à son atelier rue des Grands-Augustins, une fois, deux fois, plusieurs fois. Picasso lui fait l’honneur d’aller voir sa toute première exposition.
Naît entre eux une formidable et réjouissante complicité intellectuelle. Il a pile quarante ans de plus qu’elle.

Qu’à cela ne tienne : il lui plaît. La jeune femme lui plaît aussi, il désire la conquérir. Mais on ne conquiert pas comme ça Françoise Gilot. Elle est ferme, elle est solide. Quand elle prend une décision, c’est après avoir mûrement réfléchi. Elle préfère s’éloigner de Pablo Picasso pour mettre ses idées au clair.
Il insiste pour la revoir. Elle ne cède pas. Elle prend son temps, elle pèse le pour et le contre. C’est l’hiver quand, finalement, elle le retrouve chez son imprimeur. Il lui montre ses dernières lithographies : ce ne sont que des portraits d’elle. Françoise, d’un coup, devient muse, égérie, inspiration. Le désire-t-elle ?
Ce qu’elle désire, elle, c’est peindre. 

Portrait de Françoise, 1946, Pablo Picasso (1881-1973), Crayon graphite sur papier, 66 x 50,5 cm,
Musée national Picasso-Paris

Leurs vies, dès lors, se lient. Picasso est attiré par le Sud, alors ils n’ont de cesse de faire des allers-retours entre Paris et les Alpes-Maritimes où ils vivent dans plusieurs villages.
Picasso présente Françoise à Henri Matisse, avec lequel elle entretiendra une correspondance et qui influencera sa peinture. Car ce qu’elle aime, toujours et pour toujours, c’est peindre. Elle continue à peindre, d’ailleurs, dès qu’elle le peut.
Ce n’est pas chose aisée, car vivre avec Picasso signifie accepter toutes sortes de contraintes. […]. Quand elle le rencontre, Picasso est au sommet de sa gloire et de sa célébrité. Devenir sa compagne, c’est surtout devenir la femme d’à côté. Il lui demande de s’occuper du quotidien, il lui demande de l’aide, du soutien. C’est un Dieu vivant, un monstre sacré. On ne peut rien lui refuser.

Il veut qu’elle devienne mère, il dit que c’est important. Alors de leur union naît Claude, en 1947 puis Paloma, en 1949. Il espère un troisième enfant, elle réplique que ça suffit comme ça. Le quotidien est difficile. […] Malgré les contraintes de sa nouvelle vie de mère, malgré les contraintes des sautes d’humeur de son compagnon, malgré les contraintes de la vie matérielle, elle peint sans relâche. Le marchand attitré de Picasso, Daniel-Henry Kahnweiler, se propose de l’exposer à Paris. Elle signe des contrats avec des galeries à Londres, à New York. Elle respire à nouveau. 

Françoise Gilot et Pablo Picasso à Vallauris, vers 1952, photographie de Robert Doisneau

Et pourtant, un jour, ç’en est trop. Elle s’en va. Elle s’échappe et se libère. Picasso, souvent, lui disait : « on ne quitte pas un homme comme moi ». Qu’à cela ne tienne, elle prend ses deux enfants sous le bras, elle quitte la tiédeur du Sud et rentre à Paris. […]

Françoise Gilot, photographed in her studio in June 2018.Credit…Jody Rogac for The New York Times

Alors Françoise Gilot décide de raconter, de tout raconter : sa rencontre avec Pablo Picasso, la vie aux côtés de l’artiste mais aussi de l’homme. Elle prend la parole. Elle ose. […] En 1964, elle écrit un livre avec le critique américain Carlton Lake. Il s’intitule Vivre avec Picasso. À l’intérieur, elle peut dire. Elle peut dire les longs débats sur l’art, des discussions passionnantes qui les tenaient éveillés toute la nuit. Elle peut dire la conversation picturale entre eux, les jeux de questions réponses entre leurs toiles. Elle peut dire la joie de vivre. Les raisons pour lesquelles elle est restée dix ans près de lui : par admiration, par amour, par bravade. Elle peut aussi dire l’emprise, les revirements de l’âme torturée de son ex-compagnon, son comportement possessif, autoritaire, lui qui ne supportait pas la liberté qu’elle chérit comme un trésor. […]

[…] Picasso n’accepte pas qu’elle ait ainsi son lieu à elle. Il cherche trois fois à faire interdire le livre. Il n’y parviendra pas. Il fera alors paraître, dans Les Lettres françaises, une pétition signée par de nombreuses personnalités, dont beaucoup de leurs amis communs, comme Jacques Prévert, Louis Aragon, Joan Miró, René Char… Pour avoir parlé, pour avoir raconté, elle subit les foudres de ses contemporains, elle est désavouée par les gens qu’elle aimait. Qu’à cela ne tienne : elle part vivre et faire carrière aux États-Unis. Elle se marie une fois. Devient mère d’une autre enfant. Se marie une seconde fois. Et surtout, elle continue à peindre, inlassablement. 

Polarities, 2009, Françoise Gilot


Françoise Gilot, ce n’est pas seulement la femme qui a dit non à Pablo Picasso, la seule femme parmi ses nombreuses femmes à l’avoir quitté, ce n’est pas seulement une muse,[…]. Son omniprésence dans les dessins du peintre pourrait faire oublier qu’elle était peintre, sa présence qui sature le papier à dessin suppose sa disparition comme artiste.
Mais elle a refusé de se faire dévorer, d’être captive sous la main du maître, d’être un modèle croqué et croqué encore par la figure divine du génie. C’est une grande artiste, une femme émancipée que l’histoire de l’art n’a pas réussi à invisibiliser. Féministe. Libre. La seule façon de gagner sur l’oubli, de vaincre l’effacement, c’est la peinture. Françoise Gilot a peint jusqu’à sa mort, plus de 1600 toiles et près de 3500 dessins. Elle est là, ses œuvres sont là.  » 1

François Gilot est morte en juin dernier dans un hôpital de Manhattan à New York, elle avait 101 ans.


1 Extraits du beau texte de Pauline Delabroy-Allard, écrivaine, que l’on peut lire in extenso sur le site du Centre Pompidou

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