Le dit de l’image #346

Le dit de l’image : un jour, une œuvre, un mot.
Comme une éphéméride du sensible,
une image quotidienne assortie d’un mot, d’une phrase…ou pas.

Femme au Kimono orange, Giuseppe De Nittis (1846-1884), huile sur toile, collection particulière.

« Cher petit merle au bec orangé, j’aurais voulu t’écrire à l’instant de ton apparition mais je ne suis maître de rien : le téléphone a sonné, puis j’ai dû sortir faire des courses. Personne n’est tout à fait libre de son temps, n’est-ce-pas. Même les rois s’inclinent devant un traité à signer, un migraine, une messe obligatoire. On m’a dit que l’empereur du Japon, et plus encore son épouse, étaient les plus célèbres prisonniers du pays. Un entretien avec eux est minuté. S’il se prolonge d’une minute les gardes qui se tiennent au fond de la salle d’audience, comme des soldats de plomb, font un pas en avant. Une minute de plus et ils avancent encore d’un cran.
Les rois et les empereurs sont les poupées d’un pays qui se fabrique pour dorer ses rêves. Parfois, las de jouer, il leur coupe la tête. Ta douceur, petit merle, cette manière si gracieuse de pencher ta tête légèrement de côté était d’un roi qu’aucune étiquette n’empèse.

Sans doute ne te reverrai-je jamais. Tu ne m’as pas vu – encore que je n’en sois pas très sûr. Vous les animaux vous avez une singulière façon de voir – par vos nerfs, vos muscles, vos dos, autant que par vos yeux. Tu venais d’atterrir, sur l’herbe verte du pré. Noir sur vert, et cette pâte orangée de ton bec, lumineuse comme une lampe Émile Gallé.
Tiens, me suis-je dit en te voyant : du courrier. Un mot du ciel qui n’oublie pas ses égarés. Tu es resté dix secondes devant la fenêtre. C’était plus qu’il n’en fallait. Dieu faisait sa page d’écriture, une goutte d’encre noire tombait sur le pré. Tu étais cette tâche noire avec un rien orangé, le grand prêtre de l’insouciance, porteur distrait de la très bonne nouvelle : la vie est à vivre sans crainte puisqu’elle est l’inespérée qui arrive, la très souple que rien ne brise. Dix secondes et tu as filé au ras de l’herbe jusque dans le bois, à l’autre bout de mes yeux. Le passage devant la fenêtre d’un ange en robe noire ne m’aurait pas mieux apaisé.

Et maintenant il fait nuit. Je pense à toi. Comment dors-tu, à quoi rêves-tu ? Un jour tu ne seras plus que calcaire. Le crâne des oiseaux est une toute petite chose sévère et émouvante. Quand par extraordinaire on en découvre un momifié sur un chemin, on voit quelque chose qui tient de la frêle relique de saint. Que seront devenus les chants qui passaient la petite porte de corne orange de ton bec ? Ils continueront de filer à l’infini, frissons de lumière perdus dans le grand fleuve de l’air. Ta joie -insouciance, petit merle, est passée de mes yeux à mon sang et de mon sang à ce papier qui me sert à t’écrire cette lettre. L’adresse ? Quelqu’un la trouvera, c’est sûr. Quelqu’un ou quelque chose te dira que j’ai écrit cette lettre pour toi. Adieu camarade. Je te souhaite la vie belle et aventureuse.
Tes dix secondes ont résumé toute ma vie. »

Christian Bobin, Cher petit merle, Inédit publié dans l‘Impossible Numéro5 / juillet 2012


« Et la mienne, aussi. »

MBL, l’après-midi, 2019


Giuseppe De Nittis (Barletta, 1846 – Saint-Germain-en-Laye, 1884) est la figure la plus marquante des artistes italiens vivant à Paris dans la seconde moitié du XIXe siècle. Ce grand artiste qui fut l’ami de Manet et de Degas partagea sa vie entre Paris, Naples et Londres. Peintre de la modernité, De Nittis s’intéresse à la vie des boulevards, au spectacle de la rue et aux courses hippiques d’Auteuil ou de Longchamp, attentif à décrire les toilettes et les modes de l’élégance parisienne. C’est un paysagiste sensible, aussi habile à traduire les contrastes lumineux de son pays natal que les ciels brumeux d’Ile-de-France ou les brouillards londoniens, notamment en expérimentant la technique du pastel dans des œuvres de grand format. Brillant interprète de la beauté féminine, il devient également, sous l’influence de collectionneurs raffinés – comme les Goncourt ou Burty -, l’un des meilleurs représentants du japonisme pictural, multipliant dans de nombreux tableaux les hardiesses de composition. De Nittis meurt à 38 ans «en pleine jeunesse et en pleine gloire», comme l’écrit Alexandre Dumas.


2 réponses sur « Le dit de l’image #346 »

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s