Et ta sœur ? #45

Une déambulation iconographique autour des sœurs qui vont par deux dans l’histoire de l’art…pour explorer ce lien si puissant, gracile et léger. Indispensable.


An iconographic journey through sisters who appear in pairs throughout art history… exploring this bond so powerful, delicate, and light. Essential.

SÉPIA, TEINTE DE LA MÉLANCOLIE ?

Deux femmes, 1910 environ, Aladár Székely (1870-1940), Hongrie, 16 x 12 cm, tirage gélatino-argentique d’époque, collection Ettore Molinario

Flânant dans la fabuleuse collection d’Ettore Molinario, je découvre cette image du photographe hongrois Aladár Székely (1870-1940), happée par la mélancolie douce des visages de ces jeunes-femmes dont l’attitude me rappelle celle des demoiselles Chassériau — un tableau que j’aime visiter régulièrement au Louvre.

Je goûte en particulier le velouté de la teinte dite sépia —ici sépia jaunâtre, comme l’écrivait Gustave Le Gray […] en 18501.

Dans Sépia, couleur de l’encre, teinte du temps, un passionnant article de Jean-Pierre Montier2, je lis :

« Aux origines du mot lui-même, il y a un animal, la seiche, que la zoologie classe dans les céphalopodes dibranchiaux. […] Dans le monde méditerranéen, le liquide noir dont la seiche ou la pieuvre se servent pour désorienter leurs prédateurs est utilisé à la fois en cuisine […] et comme encre : en latin impérial, sepia désignait cet animal, ainsi que l’encre qu’il produisait, et sa teinte. »
[…]
« Si l’usage de la sépia ne fait l’objet, à ma connaissance, d’aucun article, d’aucune recherche de la part des historiens de la photographie ancienne, c’est qu’il ne s’agit pas d’un terme de spécialiste de la photographie. »

Inside the Lesser Stables of the King, Deborah Tuberville (Américaine, 1932-2013), de la série Unseen Versailles, 1980.

« Selon Anne Cartier-Bresson, experte de la restauration des photographies anciennes, le terme de sépia est dénué de valeur scientifique : alors que les multiples inventeurs de procédés de tirage du XIXe siècle ont rivalisé de sagacité dans la mise au point de formules chimiques pour développer et fixer leurs images sur papier, aucun n’a usé de sépia.

Le produit chimique permettant de réaliser des virages sépia est mis sur le marché par la firme Kodak dans les années 1920, c’est-à-dire dans un contexte où la photographie n’est plus depuis longtemps affaire d’ingénieurs ou de bricoleurs de génie, où elle s’est largement démocratisée (et Kodak en est le parfait symbole), mais où sa valeur sémiotique et symbolique collective s’est suffisamment affermie, parmi ses utilisateurs et ses destinataires, pour que le public ait souhaité obtenir des images qui fussent en quelque sorte de la couleur de la photographie en soi. »

Portrait de Berta Boncza Deésfalvi (1894 – 1934),
Aladár Székely (1870-1940)

« Mais comme d’autres contre-sens, celui-ci repose sur une base véridique. Les procédés à l’albumine, au sulfate de cuivre, etc., donnaient effectivement une gamme de teintes allant du grisâtre à l’ocre, si bien qu’en un sens il était possible de tous les subsumer sous la catégorie générique « sépia », appellation unique permettant de faire l’économie de la mention des multiples techniques. Même les cyanotypes (procédé mis au point dès 1842 par John Herschel), qui comme leur nom l’indique donnaient des teintes bleuâtres, pouvaient à la limite être classés dans cette catégorie, à la condition facilement acceptable que la sépia – dont par ailleurs des peintres soulignaient la proximité d’avec le bleu, à faible dilution – finisse par désigner la couleur interlope de toute photographie ancienne, et plus largement celle de toute image issue de ce procédé, par-delà les variations colorimétriques objectives qu’il était facile de rapporter aux aléas imputables soit à la chimie soit à l’imprimerie.

[…] Il faut [donc] passer par une évolution complexe avant que la sépia ne soit associée par réflexe à la photographie et ne devienne la « couleur du passé » (Michel Pastoureau 2007) ».

Beatrice, 1866, Julia Margaret Cameron (Calcutta 1815–1879 Kalutara),
Albumen silver print from glass negative, 36.8 x 29 cm, NY, The MET

« Couleur récusée par les historiens de l’art, soupçonnée par les peintres, secrètement adulée par des écrivains, faussement attribuée à l’histoire de la photographie mais unanimement associée à la photographie ancienne ; teinte et procédé archaïque qui fait pourtant aimer notre modernité : la sépia est tout cela. »


1 « Gustave Le Gray écrit ainsi, en 1850, à propos d’un tirage :
Voici les différentes teintes successives qu’il prend : gris-bleu, teinte neutre, violet-bleu, noir-bleu, noir, noir bistré, bistre, sépia colorée, sépia jaunâtre, jaune feuille-morte, gris verdâtre, toujours de plus en plus effacé. Il faut s’arrêter à un de ces tons selon la plus ou moins grande vigueur du cliché. […] Pour avoir une épreuve de teinte noire, par exemple, après le fixage à l’hyposulfite, il faut que les parties foncées soient au ton sépia et les parties qui doivent former les blancs au gris-bleu en les retirant de dessous le châssis, afin de réparer la perte de ton que donne l’hyposulfite.
Gustave Le Gray, Traité pratique de photographie sur papier et sur verre, Paris, 1850. » Extrait de l’article de Jean-Pierre Montier Sépia, couleur de l’encre, teinte du temps.

2Jean-Pierre Montier est Professeur à l’Université Rennes 2. Il a dirigé le Cellam (Centre d’études des littératures et langues anciennes et modernes) de 2003 à 2013, et ses recherches portent sur les relations entre littérature et photographie, via notamment le site http://www.phlit.org qu’il a créé et qu’il anime grâce à une équipe de chercheurs et de doctorants. Il a publié notamment Revoir Cartier-Bresson (codirection Anne Cartier-Bresson, Textuel, 2009), Carrefour Stieglitz (codirection Jay Bochner, PUR, 2012) et Transactions photolittéraires (PUR, 2015) ; il prépare la parution de Les écrivains vus par la photographie. Il a bénéficié d’une bourse du France-Berkeley Fund en 2015 pour la promotion des recherches en photolittérature.

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