Calendrier de l’avent / 24 visages #16&17

Deux portraits en un dans ce tableau pour lequel j’ai un attachement très particulier. Deux sœurs, Adèle, à droite pour le regardeur et Aline, à gauche, âgées respectivement de 33 et 23 ans lorsque leur frère Théodore Chassériau peint leur portrait. Ce tableau, d’abord une rencontre, est devenu peu à peu un support puis un sujet d’écriture. Il y a quelques années, entrant dans le Louvre pour ma visite hebdomadaire, je décidai de marcher «au hasard» jusqu’à être arrêtée par une lumière, un paysage, un visage qui me ferait signe. Ce fut cette œuvre-là. La peinture romantique était pourtant loin, à cette époque, d’être ma période préférée. Le tableau était -jusqu’à il y a quelques mois encore- tout au bout de la longue galerie aux murs rouges carmin de la salle Mollien, au premier étage de l’aile Denon. Un flot incessant et sonore de visiteurs y défilait en masse, attiré par les grands formats de l’école romantique à quelques pas de là, La Liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix, Le Radeau de la Méduse de Théodore Géricault, etc. Il est, depuis août dernier, au sein de l’espace rénové accueillant les toiles du XIXe, dans une petite salle carrée délicieusement calme regroupant les œuvres de Chassériau, au second étage de l’Aile Sully. Je m’installe devant les Demoiselles Chassériau presque toutes les semaines, carnet noir et plume en main.

2 soeurs copie1

Mesdemoiselles Chassériau, dit Les deux soeurs, 1843, Théodore Chassériau (1819-1856), Huile sur toile, 108 x 135 cm, Musée du Louvre Paris

Théodore Chassériau est né le 20 à septembre 1819 à El Limón de Samaná, partie espagnole de l’île de Saint Domingue, parcelle de l’univers « placée dans un incroyable archipel de sucre et d’alcool »(1).  Il est élevé par sa mère Marie-Madeleine Couret de la Blaquière, originaire de Saint Domingue -et peut-être métisse selon certains historiens-, descendant d’une famille charentaise, venue s’établir dans l’île au XVIIIe siècle sous le règne de Louis XV. L’enfance du peintre est marquée par l’absence de son père Benoît Chassériau, lui-même benjamin d’une famille de 17 enfants, originaire de La Rochelle.
Le père de Théodore, d’après les Archives du ministère des Affaires étrangères, est arrivé sur l’île de Saint Domingue à bord de la frégate « la Franchise ». Il y fut employé « à l’organisation du service du Trésor de la Colonie ».  Dans ces mêmes archives, on apprend que Benoît Chassériau mit fin à ses jours le 27 février 1844 alors qu’il était consul de France à Porto Rico, étrangement, le jour même où naissait la République dominicaine faisant suite à son indépendance d’Haïti.
Benoît Chassériau, très peu présent, laisse la charge de la famille à son fils aîné Frédéric, lequel fait venir ses frères et sœurs à Paris en 1822.

Si je m’appesantis sur les origines du peintre et de ses modèles, c’est, d’une part que, comme pour un être aimé, j’ai envie de tout savoir et de le partager et, d’autre part, que mes recherches ne m’ont pas permis, pour l’instant, d’en savoir plus sur Adèle et Aline. Quand à Théodore, encouragé par son père à qui il envoie des petits dessins dès l’âge de 7 ans, il fera les portraits des membres de sa famille tout au long de sa courte vie. De ses sœurs en particulier, Adèle (2), de neuf ans son aîné et Aline sa cadette (3).
On ressent un lien émotionnel fort, complexe et simultané, liant sœurs, modèles, frère et peintre, dans ce double portrait exposé au Salon de 1843.

détail 1Le trouble naît ici de la représentation de ces deux jeunes-femmes qui ne font qu’un, sont comme le reflet l’une de l’autre. Bien que Les fleurs du mal n’aient été éditées qu’un an après la mort de Chassériau, on ne peut s’empêcher de penser à ces vers de Baudelaire dans La mort des amants :
« (…)Nos deux coeurs seront deux vastes flambeaux,
Qui réfléchiront leurs doubles lumières
Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.(…)».
Malgré les dix ans qui les séparent, les deux sœurs sont jumelles.
Robes, châles, cous, visages, regards, coiffures, colliers, tout est identique.
Leurs silhouettes semblent un seul corps bicéphale aux mains entrelacées émergeant des châles vermillon.
Seuls le buste et le visage diaphane d’Aline, légèrement tournés vers la droite, et le glissement de son châle,  contrarient l’illusion de gémellité.

On peut imaginer une fenêtre laissant couler la lumière sur les épaules d’Aline qui retient de sa main droite appuyée sur la table une petite bourse de velours bleu à motif floral et une ombrelle claire. Adèle se détache sur la partie sombre de la pièce. Elles sont encadrées par le chambranle d’une porte, en haut à droite, et le coin d’une table, en bas à gauche, traçant une diagonale qui porte le duo au premier plan et crée la profondeur.
Les tons chauds et lumineux des carnations et des étoffes rouges et or s’opposent aux valeurs subtiles du vert rehaussé de fleurs dorées du mur, de l’acajou des cheveux et des boiseries.

détail2
La roideur des robes aux rayures en plissés de soie dorée sur un fond de tulle crème est adoucie par la douceur de la rose épanouie glissée dans la ceinture d’Aline. Et plus encore par l’onctuosité des châles frangés en cachemire d’un rouge chatoyant, bordés d’arabesques florales et de palmettes bigarrées dont la vogue persiste depuis le Premier Empire. La délicatesse des bijoux en or et pierres précieuses et dures ornant coiffures en bandeaux, gorges et doigts des demoiselles, ne laisse de me ravir. Tout comme le bracelet de cheveux nattés au poignet d’Adèle, 
très à la mode dans les années 1840.

Théodore Chassériau, un élève d’Ingres lui aussi, s’est, au contraire d’Hippolyte Flandrin, tôt affranchi de l’influence de son premier maître. Cependant, Théophile Gautier dont il était l’ami, le considérait comme l’un des plus doués parmi les élèves d’Ingres. Il écrivait, dans la Revue de Paris, le 18 avril 1841, « Théodore Chassériau nous paraît dans une excellente voix, et de tous les jeunes artistes c’est lui qui donne les plus hautes espérances.»
Gautier estimait la peinture de son ami pourvue d’une «grâce étrange» et ajoutait : «M. Chassériau apporte dans la peinture un sentiment qu’on y avait pas encore vu et qu’on ne peut nier, qu’on l’approuve ou qu’on le blâme.»
Ce sentiment m’a saisie à travers ce tableau. Sentiment d’admiration pour un peintre ayant assimilé sans s’y laisser enfermer les influences d’Ingres et Delacroix, aussi bien que des primitifs italiens et du réalisme espagnol remis en valeur par le Louvre de Louis-Philippe. Théodore Chassériau a abordé avec une grande liberté, non seulement les portraits mais aussi la mythologie, les thèmes sacrés et les sujets shakespeariens. Peintre des entre-deux et des désirs suspendus, comme sa vie si brève -il meurt à 37 ans-,  il transmet une énergie rêveuse et emprunte de nostalgie qui n’appartient qu’à lui.


(1) Selon l’expression de Pedro Julio Mir Valentín (1913-2000), un des principaux poètes et écrivains de la République dominicaine.
(2)

Adèle Chassériau

Portrait d’Adèle Chassériau, Théodore Chassériau, Mine de plomb et rehauts de blanc sur papier gris, 37,6 x  27,4 cm, Musée du Louvre

(3)

Aline_Chasseriau_portrait

Portrait d’Aline Chassériau, Théodore Chassériau, 1835, Huile sur toile, 92,4 x 73,6 cm, Musée du Louvre

Aline

Portrait d’Aline Chassériau, Théodore Chassériau, 1841, Mine de plomb sur papier brun, 23,4 x 17,2 cm, Musée du Louvre

 

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