Lorsqu’elle pose pour Pierre-Auguste Renoir, Julia Allard, jeune femme de trente-deux ans, est l’épouse d’Alphonse Daudet depuis neuf ans.
Élevée dans une famille aisée, cultivée et férue de littérature et de poésie, elle se révèle femme de lettres. Dès l’âge de dix-sept an elle publie un recueil de poèmes sous le nom de plume Marguerite Tournay. Plus tard, elle collabore à diverses revues et au Journal officiel comme critique littéraire sous le pseudonyme de Karl Steen. En réponse à l’une de ces critiques, Edmond de Goncourt, ami proche des Daudet, lui écrit : «(…) Votre article, chère Madame, est une analyse toute charmante, toute poétique, toute émue de mes Zemganno, et me venge un peu de la série d’éreintements qui leur sont tombés sur le dos. (…» (1)
Drapée d’une modestie consommée, Julia Daudet dit ne voir dans ses œuvres (2) qu’une « élévation courte et subite d’une pensée féminine vers ce qui n’est pas la tâche journalière ou l’obligation mondaine : écart, intervalle, minutes de grâce d’une vie pleine, fleurs du champ défriché, assez semblables à ces plantes menues qui, la moisson faite, pointent entre les javelles, à peine assez hautes pour les dépasser ».
Cet effacement paraîtra probablement suranné aux femmes du XXIe siècle. Cependant, son talent véritable s’est peut-être instillé dans d’autres pages.
José-Maria de Heredia, écrit subtilement à son propos : « Jamais femme n’a su mieux porter un nom illustre. Elle a sa part volontairement discrète dans la gloire du romancier. Pourtant sa personnalité subsiste à travers ce rayonnement.» Certains critiques ont plus crûment avancé que Julia aurait «tenu la main» d’Alphonse pour composer une partie de son œuvre. (3) Ce dernier dira lui-même : « Pas une page, qu’elle n’ait revue ou retouchée »
Portrait de Madame Alphonse Daudet (1844-1940), 1876, Auguste Renoir (1841-1919), Huile sur toile, 46,2 x 38 cm, musée d’Orsay, Paris
L’auteur de ce portrait, Pierre-Auguste Renoir, dit Auguste Renoir, est le sixième d’une famille modeste de sept enfants. Son père, Léonard Renoir est tailleur, sa mère, Marguerite Merlet, simple couturière. Il travaille dès l’âge de treize ans comme apprenti à l’atelier de porcelaine Lévy Frères & Compagnie pour y faire la décoration des pièces. À l’âge de 17 ans, pour gagner sa vie, il peint des éventails et colorie des armoiries pour son frère Henri, graveur en héraldique. Dans le même temps, il fréquente les cours du soir de l’École de dessin et d’arts décoratifs jusqu’en 1862. Date à laquelle il réussit le concours d’entrée à l’École des beaux-arts de Paris et entre dans l’atelier de Charles Gleyre, où il rencontre Frédéric Bazille et Alfred Sisley et surtout Claude Monet.
Les œuvres de sa première période sont marquées par l’influence de J-A-D Ingres, Gustave Courbet et Eugène Delacroix.
C’est au côté de son ami Claude Monet que sa peinture, dans les années 1870, va prendre un autre visage et s’orienter, selon le mot de Louis Leroy (4), vers l’impressionnisme. Alors que Monet explore le paysage, Renoir préfère la figure. «Un matin, l’un de nous manquant de noir, se servit de bleu : l’impressionnisme était né.», écrira-t-il.
Auguste peint ce portrait de Julia chez elle, lors d’un séjour dans l’ancienne maison d’Eugène Delacroix que louent les beaux-parents d’Alphonse à Champrosay, à l’orée de la forêt de Sénart.
Le buste élégant de Julia tournée de trois quart, portant sa main droite à son visage paisible envahit le premier plan du tableau de sa douceur tranquille. Renoir abandonne l’expression formelle de ses débuts, les touches, vibrantes et colorées, dissolvent les formes. Le cadre de bois du divan sur lequel elle est assise, les parois décorées avec des papiers peints de motifs floraux, le modèle lui-même, tout n’est qu’harmonie de bleus de Prusse et d’ocres jaune.
Le marchand d’art, galeriste et écrivain Ambroise Vollard est très proche de Renoir qui fera aussi son portrait (5). Il note ses conversations avec le peintre (6) :
«- Moi. j’allais oublier de vous parler du portrait de Madame Daudet. N’est-il pas de l’époque du Moulin de la Galette ?
– Renoir. C’est exactement de 1876. J’étais allé passer un mois chez Daudet à Champrosay. Je fis, en même temps le portrait du jeune Daudet dans le jardin, et un Bord de Seine à l’endroit où la rivière longe Champrosay.» (7)

Bal du moulin de la Galette, Auguste Renoir, 1876, Huile sur toile, 176,5 x 131,5 cm, Musée d’Orsay, Paris.
Renoir peint le célèbre Bal du moulin de la Galette la même année que le portrait de Julia Daudet. Même style novateur pour l’époque et même facture que notre portait, c’est l’un des chefs-d’œuvre des débuts de l’impressionnisme, conservé lui aussi au musée d’Orsay.
Comme la sulfureuse comtesse de Loynes, Julia Daudet reçoit à Paris, lors de ses fameux jeudis, des amis écrivains et poètes, Edmond de Goncourt, Émile Zola, Rosemonde Gérard-Rostand, Guy de Maupassant, Ernest Renan, etc.
Le 12 février 1891, son fils aîné Léon Daudet épousera Jeanne Hugo, la petite-fille du poète de La légende des siècles.
Julia survivra quarante-trois ans à son célèbre mari et continuera d’apporter son appui éclairé aux écrivains de son temps. En 1912, par l’intermédiaire de son second fils Lucien Daudet, très lié à Marcel Proust, elle est une des premières lectrices du manuscrit Du côté de chez Swann. Elle est immédiatement subjuguée par le texte et encourage l’auteur à persévérer malgré le refus de la NRF, dans un premier temps, de le publier.
(1) Les Frères Zemganno (1879), roman d’Edmond de Goncourt dépeint le parcours de deux frères acrobates, c’est aussi une allégorie de la quête artistique et humaine. Pour lire la l’intégralité de la lettre, fort savoureuse, d’Edmond de Goncourt à Julia Daudet
(2) On peut consulter sur le site de la BNF L’enfance d’une parisienne
ou Lumières et reflets
(3) Peut-être a-t-elle aidé son mari un peu plus que ne l’avouera son fils Léon -écrivain lui aussi- dans Quand mon père vivait : «Sans ma mère, née Julia Allard, sans sa collaboratrice morale, intellectuelle et littéraire, mon père en proie à des camarades de jeunesse et à des relations de café, car c’était le temps des cafés littéraires, n’eût pu accomplir son œuvre considérable et, comme il l’avouait, se serait “perdu en conversations”.»
(4) L’expression « impressionnisme » vient d’un article du critique d’art Louis Leroy, paru dans le Charivari le 25 avril 1874. Intitulé L’exposition des impressionnistes, le papier s’acharne sur Impression, soleil levant (1872), un tableau de Monet : « Je me disais aussi, puisque je suis impressionné, il doit y avoir de l’impression là-dedans.» Ce terme employé dans un esprit railleur sera néanmoins adopté par les peintres de ce mouvement, avec le succès que l’on sait.
(5)

Portrait d’Ambroise Vollard, Auguste Renoir, 1908, Huile sur toile, 65 x 85 cm, Institut Courtauld, Londres
(6) Retrouvez les conversations entre Ambroise Vollard et Renoir dans l’indispensable collection Les cahiers rouges, chez Grasset.

Bords de Seine à Champrosay, Auguste Renoir, 1876, Huile sur toile, 66 x 54,6 cm, musée d’Orsay, Paris
(7)
arianebiet
Merci!
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