* Henri Michaux / Émergences-Résurgences / © Éditions Gallimard
L’œuvre au noir / FIAC 2014
« Notre plus grande foire d’art contemporain », comme la nomme justement l’excellent Beaux Arts magazine de novembre, donnait à voir cette année une réjouissante effervescence de couleurs et de formes sous la verrière du Grand Palais. L’éblouissante lumière blanche qui l’inondait lorsque j’en parcourus les allées et plus tard l’examen des images saisies éveillèrent le désir antonyme d’un humble rituel de recherche du noir.
Happée par l’infini qu’ouvrait, sur les cimaises de la galerie Kamel Mennour (1), une concavité noire au centre d’un tondo de toile, œuvre de la belle Latifa Echakhch (2), je fus sitôt plongée dans le souvenir de la nuit de Combray (3) : «Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. Il les consulte d’instinct en s’éveillant et y lit en une seconde le point de la terre qu’il occupe, le temps qui s’est écoulé jusqu’à son réveil ; mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre.»
Je dus ensuite, dans l’espace de la galerie Taka Ishiii (4), rendre grâce au grand artiste Kõji Enokura (5) pour l’intense contemplation de son Intervention N°2 , où le pigment noir coulait encore sur la toile de coton, répandant son opacité de suie sur une pièce de bois en piédestal décentré. Ce panneau me sembla tout droit sorti des pages de Tanizaki Junichirô qui, dans Éloge de l’ombre (6), évoquait son souvenir des «ténèbres qui régnaient dans cette pièce immense», celle d’une ancienne maison de plaisirs de Kyoto : «À l’instant où je pénétrais dans cette salle, une servante d’âge mûr, aux sourcils rasés, aux dents noircies, s’y trouvait agenouillée, en train de disposer un chandelier devant un grand écran ; derrière cet écran qui délimitait un espace lumineux de deux nattes environ, retombait comme suspendue au plafond, une obscurité haute, dense et de couleur uniforme sur laquelle la lueur indécise de la chandelle, incapable d’en entamer l’épaisseur, rebondissait comme sur un mur noir.»(7)
Notes & liens pour aller plus loin…
(2) Latifa Echakhch , est née en 1974 à El Khnansa (Maroc).
Elle vit et travaille à Martigny (Suisse).
Arrivée en France à l’âge de 3 ans
et vivant la plupart du temps en Suisse, Latifa
Echakhch réalise une œuvre multiréférentielle et
protéiforme à l’image de son parcours personnel,
de ses voyages et de ses centres d’intérêt.
Très rapidement remarqué, son travail est présenté
dans de nombreuses expositions personnelles et
collectives en France comme à l’étranger.
(3) Marcel Proust, Ducôté de chez Swann (1913). Dans Le côté de Guermantes, publié en 1921-22, Proust, en narrateur, nous rappelle encore la prévalence du sommeil : «(…)on ne peut bien décrire la vie des hommes, si on ne la fait baigner dans le sommeil où elle plonge et qui, nuit après nuit, la contourne comme une presqu’île est cernée par la mer(…)».
(5)Koji Enokura, (1942-1995) était un artiste conceptuel japonais. Représentant essentiel du Mono-ha (École des choses), un mouvement antimoderniste basé à Tokyo de 1968 à 1973 et centré sur des installations souvent éphémères faites de roches, sable, bois, coton et autres matériaux de base. Enokura s’intéressait à la tension entre le corps et la matière.
(6) Junichirō Tanizaki est un écrivain japonais né le 24 juillet 1886 et mort le 30 juillet 1965 à Tokyo. → Éloge de l’ombre / Traduit du japonais par René Sieffert / Éditions Verdier. «Qu’est-ce que l’harmonie, pour un Japonais ? Réponse dans ce merveilleux traité d’esthétique où, désemparé par l’occidentalisation clinquante de sa patrie, Tanizaki livre – en 1933 – sa conception de la beauté. Partant d’exemples tirés du quotidien, il montre que la spécificité de la civilisation nipponne n’est pas fondée sur la transparence ni sur la clarté des choses mais, au contraire, sur le clair-obscur qui les enveloppe constamment de mystère : un art du flou, un frémissement crépusculaire dont Tanizaki décrypte les codes secrets dans le galbe délavé d’une pierre de jade, dans la pénombre tamisée d’un temple, dans la lueur diffuse d’une chandelle ou dans la trame tremblante d’un idéogramme. Un véritable condensé de la culture japonaise et de ses raffinements(…)». → Lire, mars 2012 Spécial Japon : La bibliothèque idéale par André Clavel
(7) Suite de l’extrait de Éloge de l’ombre : «(…)Avez-vous jamais, vous qui me lisez, vu « la couleur des ténèbres à la lueur d’une flamme » ? Elles sont faites d’une matière autre que celle des ténèbres de la nuit sur une route, et si je puis risquer une comparaison, elles paraissent faites de corpuscules comme d’une cendre ténue, dont chaque parcelle resplendirait de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Il me sembla qu’elles allaient s’introduire dans mes yeux, et malgré moi je battis des paupières.»