C’est moi qui souligne,
clin d’œil au merveilleux roman de Nina Berberova, un titre qui parle de lui-même.
Quand je lis, je souligne…une phrase pour l’idée qu’elle porte et qui me transporte, parfois un plus long passage pour sa pertinence, une pensée pour son chatoiement.
Le plaisir de partager mon enthousiasme pour un livre.

«Le temps, nous ne le voyons de face qu’au moment de mourir, mais la photographie nous a donné le pouvoir étrange de la saisir par des coupes qui l’interrompent et le suspendent. Chacune de ces coupes agit comme une césure et comme une éclosion : par le choix de l’instant et du cadre, une éruption de sens est délivrée chaque fois. (…)»
Une éclosion continue, de Jean-Christophe Bailly, paru l’année dernière au Seuil, 320 p.
Je pense en premier à une photo qui montre selon moi un absolu de l’écran et de la dilatation : le temps étendu, le temps comme une onde stationnaire dont une montagne serait le point d’émission. (…) elle montre au-dessus d’un lavabo, le reflet dans un miroir d’une montagne aux sommets enneigés.
Il y a donc dans cette image un premier plan de réalité (ou de fiction) : la chambre (d’hôtel ?) avec son lavabo, sa tablette et son miroir.
Et un second plan, induit par le cadrage intérieur au premier plan donné par le miroir, soit le reflet suspendu de la montagne.
Pur lointain entré dans la chambre et qui, sans poids, est l’exact équivalent d’une photo, mais d’une photo dont le graphe, la graphie, serait en cours, d’une photo qui au lieu d’être un résultat, serait en train d’être prise (par le miroir où s’imprime le reflet).
De telle sorte que le résultat — l’image entière — fonctionne comme une capture de l’acte même par lequel une image se dépose, le support du miroir valant ici pour la surface d’impression, dans un bain qui est le temps, et où tout flotte — le lavabo comme la montagne — et d’autant plus mystérieusement que le photographe, qui devrait lui aussi être reflété dans ce miroir qui lui fait face, n’y apparaît pas.

En examinant à nouveau cette photo pour vérifier cette disparition, ou non-apparition, et en deviner la raison, quelque chose me trouble : je ne parviens pas à déterminer s’il s’agit bien, avec l’image de la montagne, d’un reflet. L’effet fenêtre l’emporte sur l’effet miroir.
Puis, il me semble que cette flottaison généralisée est encore plus patente, et que le flou du lavabo est lui-même le produit d’un reflet où celui de la montagne serait pris…
Peu importe à vrai dire le détail de ce feuilletage optique, ce qui est à retenir c’est que ce que nous avons sous les yeux, nous regardeurs-lecteurs de la photo, existe dans une indétermination qui est celle du souvenir tel qu’il habite dans la mémoire : non au sens du « ça a été » de Barthes, mais au sens plus ample d’une matière où « ce qui est » serait lui aussi emporté dans le même mouvement : en train de sombrer, présent dans une apparition qui est déjà un effacement.
Et de telle sorte que le fameux flou (dont le « bougé » n’est qu’un cas de figure) qui est récurrent dans la photographie de Bernard Plossu apparaît non comme un effet, justement, mais comme une conséquence de cette violence immanente du temps, autrement dit de ce versement au passé qui est l’unique à venir, l’unique avenue du présent.*
*Une éclosion continue, de Jean-Christophe Bailly, Éd. du Seuil, pages 137 et 139.